Chapitre 4
Tricia commençait à sentir que le monde conspirait contre elle. Elle savait que c’était une sensation Parfaitement Normale après un vol de nuit en direction de l’est, lorsqu’on se retrouve soudain confronté à la perspective d’une nouvelle journée mystérieusement menaçante pour laquelle on n’était absolument pas préparé. Et pourtant.
Il y avait des marques sur sa pelouse.
Les marques sur la pelouse étaient bien le cadet de ses soucis. Les marques sur la pelouse pouvaient bien aller se faire un petit jogging si ça leur plaisait. On était samedi matin. Elle rentrait juste de New York, complètement vannée, en rogne et paranoïaque, et elle n’avait envie que d’une chose : se mettre au lit avec la radio en sourdine et s’endormir en douceur en écoutant Patrick Bruel lui expliquer ses douloureux problèmes laryngologiques.
Mais Éric Bartlett n’allait pas la laisser s’en tirer à si bon compte sans une inspection scrupuleuse des marques. Éric était le vieux jardinier qui venait du village tous les samedis matin faire des trous dans sa pelouse avec un bâton. Il ne croyait pas en ces gens qui vous débarquaient de New York dès l’aube. Ça ne tenait pas debout. C’était contre nature. En revanche, il croyait pratiquement en tout le reste.
— Sans doute ces envahisseurs de l’espace », dit-il et, se penchant, il enfonça son bâton dans les marques étroites. « C’est fou ce qu’on entend parler d’envahisseurs de l’espace ces temps-ci. J’vous parie qu’c’est eux.
— Pas possible ? dit Tricia en lorgnant discrètement sa montre.
Dix minutes, se rappela-t-elle. Elle arriverait encore à tenir debout dix minutes. Ensuite, elle tomberait raide, qu’elle soit dans sa chambre ou toujours dans le jardin. Et encore, en se contentant de rester debout. Si en plus elle devait lancer des « pas possible ? » et secouer la tête à intervalles réguliers, le délai pouvait bien se réduire à cinq.
— Mais oui, dit Éric. Ils débarquent ici, viennent se poser sur vot’ pelouse, puis ils repartent, zou, des fois même avec vot’ chat. M’ame Williams, la postière, son chat – vous savez, le beige ? – eh ben, il a été enlevé par des envahisseurs de l’espace. Pour sûr, ils l’ont ramené le lendemain, mais l’était d’venu tout bizarre. L’arrêtait pas de rôder toute la matinée, et l’après-midi, pof, il faisait la sieste. D’habitude, c’était juste l’inverse, voilà : roupiller le matin, rôder l’après-midi. C’t à cause du décalage horaire, comprenez, le malaise du voyage interplanétaire.
— Je vois, fit Tricia.
— En plus, ils l’ont teint en tigré, qu’elle dit. C’est des marques exactement du même genre que celles que pourrait faire leur train d’atterrissage.
— Vous ne croyez pas plutôt que c’est la tondeuse ?
— Si elles étaient en rond, j’dis pas, mais celles-là, elles sont un peu de biais, voyez. Une forme franchement pas humaine, si vous voulez mon avis.
— C’est simplement que vous m’avez expliqué que la tondeuse faisait des siennes et qu’il faudrait la réparer, sinon elle risquait de labourer le gazon.
— Ça, j’vous l’ai dit, M’zelle Tricia, et j’ai pas changé d’avis. J’dis pas qu’c’est pas la tondeuse, pour sûr, j’dis simplement c’qui m’paraît plutôt avoir donné c’te forme aux trous. Z’arrivent par-dessus ces arbres, vous voyez, avec leur train d’atterrissage…
— Éric…, fit Tricia, patiemment.
— Quoique… j’vas vous dire une chose, M’zelle Tricia. J’vas j’ter un œil sur la pelouse, comme j’voulais l’faire l’aut’ semaine, pis j’m’en vas vous laisser vaquer à vos occupations.
— Eh bien, merci, Éric. En fait, je vais aller me mettre au lit. Prenez tout ce qu’il vous faut dans la cuisine.
— Merci bien, M’zelle Tricia. Et bonne chance, ajouta Éric.
Il se pencha pour ramasser quelque chose dans l’herbe.
— Tenez, fit-il. Un trèfle à trois feuilles. Voyez. C’t’ un signe de chance.
Il le lorgna de près pour s’assurer que c’était bien un vrai trèfle à trois feuilles et non pas un banal spécimen à quatre qui en aurait perdu une.
— Quoique, si j’étais vous, j’surveillerais les signes d’activité anormale dans le secteur. » Il scruta l’horizon d’un air entendu. « Tout particulièrement de ce côté, dans la direction d’Henley.
— Merci, Éric. Je n’y manquerai pas.
Elle alla se coucher et dormit d’un sommeil agité, plein de rêves de perroquets et autres volatiles. Dans l’après-midi, elle se leva et rôda nerveusement d’une pièce à l’autre, sans trop savoir quoi faire du restant de sa journée, voire du restant de son existence. Elle passa au moins une heure à se tâter sur le projet d’aller faire un tour en ville et de passer la soirée chez Hans. C’était la dernière boîte à la mode pour les personnalités en vue des médias et peut-être que voir quelques amis l’aiderait à se remettre dans le bain. Elle décida d’aller au moins y faire un tour. On s’y marrait bien, c’était chouette. Elle adorait Stavro, qui était un Grec de père allemand – mélange assez bizarre. L’avant-veille au soir, Tricia était passée faire un tour à l’Alpha, le club que Stavro avait initialement ouvert à New York, et dont s’occupait maintenant son frère Karl, lequel se considérait comme un Allemand de mère grecque. Stavro serait sûrement ravi d’apprendre que Karl était en train de couler la baraque et Tricia n’allait pas lui refuser ce plaisir. Ce n’était pas le grand amour entre les frères Stavro et Karl Mueller.
Parfait. C’est ce qu’elle allait faire.
Elle passa encore une heure à se demander quoi mettre. En définitive, elle arrêta son choix sur une petite robe noire élégante qu’elle avait achetée à New York. Elle téléphona à une amie pour savoir qui elle aurait des chances de rencontrer au club ce soir, et apprit qu’il était fermé pour la journée à cause d’une réception privée, un banquet de mariage.
Elle se dit que vouloir vivre sa vie selon le plan précis qu’on a élaboré, c’est comme vouloir acheter les ingrédients d’une recette au supermarché. On tombe toujours sur un de ces chariots qui refusent d’aller dans la direction où on les pousse et on finit par se retrouver avec tout un tas de trucs entièrement différents. Alors, qu’est-ce qu’on en fait ? Qu’est-ce qu’on fait de sa recette ? Elle n’en savait rien.
Toujours est-il que, ce soir-là, un vaisseau spatial extraterrestre se posa sur sa pelouse.